Mon passeport était plein. Saturé jusqu’à la dernière page de drapeaux bariolés, de devises un rien pompeuses et de tampons de la police de l’air et des frontières d’une vingtaine de pays. J’ai donc demandé un nouveau passeport à la mairie. J’ai attendu, longtemps, trop longtemps. A la fin septembre, j’ai fini par apprendre que mon nom était inscrit au fichier des personnes recherchées, «FPR» pour les intimes. Voilà la raison pour laquelle la préfecture renâclait à me délivrer mon passeport. Mon casier judiciaire est vierge, pourtant. Aucune procédure n’est actuellement en cours contre moi. J’ai raconté ma mésaventure à une journaliste que j’estime, et elle a enquêté en mon nom. Après avoir insisté auprès du cabinet du ministre de l’Intérieur, il lui a été répondu que je faisais l’objet d’une fiche S, sans toutefois en préciser les motifs.

J’imagine parfaitement pourquoi je suis fiché S. J’ai travaillé en République centrafricaine avant le déclenchement de la crise en 2012. Je me suis également souvent rendu au Tchad, et j’ai fini par aimer ce pays comme si j’y étais né. Partout où mes pas m’ont porté, j’ai vu des choses qui m’ont révolté : les dictatures étouffant les peuples mais aussi la Françafrique, sans cesse déclarée morte, sans cesse ressuscitée. Tout cela, je l’ai dénoncé dans mes livres et mes différentes interventions dans les médias. Mon donquichottisme compulsif ne m’a pas valu que des amis. J’ai été expulsé de quatre pays africains, et notamment du Tchad, dont le pouvoir en place m’a renvoyé manu militari pour «incitation à la haine sociale et au soulèvement tendant à troubler l’ordre public». Je n’avais pourtant fait qu’apporter un soutien pacifique à des amis de la société civile emprisonnés par cette dictature.

Je suis français et fier de l’être. Je fais mienne l’ensemble des valeurs républicaines. Et c’est notamment parce que je m’enorgueillis de la terre qui m’a vu naître que je m’insurge contre l’action de nos gouvernants sur le sol africain. Mes prises de position sont tranchées, certes : elles réclament la fin du soutien de l’Elysée aux tyrans du continent, la sortie du franc CFA, cette monnaie d’inspiration coloniale ou encore le départ de l’armée française du Sahel pour être remplacée par des armées africaines, bien plus légitimes. Mon militantisme, même s’il prend une forme concrète par-delà la Méditerranée, ne m’a jamais amené à user d’autres armes que ma plume. Je peux concevoir que mes idées ne soient pas celles qui ont cours dans les salons feutrés du Quai d’Orsay, qu’elles dérangent à mon modeste niveau. Je peux même accepter qu’on me prenne pour un Lawrence d’Arabie de pacotille, un romancier qui se mêle de ce qui ne le regarde pas. Mais je n’accepterai jamais d’être marqué du même sceau d’infamie que celui que l’on accole à Redouane Lakdim ou aux jihadistes partis en Syrie, cette fiche S qui convient si bien aux semeurs de morts mais qui déshonore tous les autres, des zadistes aux militants se portant au secours des exilés à la frontière italienne.

Entendons-nous bien : personne de raisonnable ne peut contester l’utilité du fichier «Sûreté de l’Etat». Il est nécessaire pour combattre l’islamiste radical, pour prévenir des attentats. Mais il ne doit pas devenir un instrument de répression à l’encontre de ceux qui ne font que penser différemment et qui, en plus de n’avoir aucun lien avec l’extrémisme religieux, ne représentent aucune menace pour nos concitoyens. Car les fiches S ne sont pas des jugements rendus par des magistrats, mais une simple présomption de dangerosité d’un individu établie par les services de renseignement. Comme le soulignait Manuel Valls en 2010, «certaines d’entre elles peuvent être créées sur la base d’un simple renseignement, non recoupé», ce qui signifie qu’un unique agent de la DGSI a pu établir une fiche S sur la base de sa seule appréciation personnelle, forcément subjective.

Pourtant, l’existence d’une fiche S à l’encontre d’un citoyen a des conséquences fâcheuses pour l’intéressé. Retenue systématique à l’aéroport, délai supplémentaire dans la délivrance de documents d’identité et même plus grave : interdiction tacite de passer les concours de la fonction publique ou d’être embauché dans l’administration, y compris à des postes non-sensibles, le fichier «Sûreté» étant interrogé dans chacun de ces cas de figure. De plus, il est très rare qu’un citoyen apprenne qu’il est fiché S ; les services de l’Etat se gardant bien de lui communiquer cette information. Et même s’il le découvre, les chances de démontrer le caractère éventuellement arbitraire de ce fichage sont proches de zéro. A titre personnel, j’ai eu recours à un avocat, Jean-Christophe Ménard, pour demander à la Cnil communication de ma fiche S, dans le but avoué de la contester point par point et de demander sa suppression. Or, l’administration s’y est opposée, m’obligeant à un recours devant les juridictions administratives.

Quoi qu’il en soit, il faut limiter les dérives dans ce domaine, sans pour autant renoncer à protéger les Français. C’est un équilibre difficile à trouver, mais pas impossible pour un Etat de droit, une nation qui n’oublie pas, à l’image de Benjamin Franklin, qu’«un peuple prêt à sacrifier un peu de liberté pour un peu de sécurité ne mérite ni l’une ni l’autre, et finit par perdre les deux». Il serait bon, comme le réclame la juriste Mireille Delmas-Marty, que la puissance publique repense les motivations et critères qui permettent l’établissement de la fiche S. Une plus grande rigueur des services du renseignement en interne et des moyens de contrôle donnés à la délégation parlementaire du renseignement permettraient d’éviter des fichages abusifs. Il faudrait également que, sous réserve du secret défense, l’Etat garantisse des voies de recours équitables pour que les administrés puissent avoir accès à leur fiche S et le cas échéant, la contester. Car en plus des désagréments occasionnés, le poids symbolique que revêt aujourd’hui un pareil fichage peut se révéler difficile à supporter pour ceux qui ne sont coupables de rien ; et ils sont sans doute plus nombreux qu’on ne le croit parmi les 26 000 fichés S (dont seulement 10 000 pour radicalisation).

Il y a un an, je suis intervenu dans un lycée du Gard pour parler de mon dernier roman, une histoire d’amour entre une musulmane et un chrétien au Tchad. A la fin, une professeure est venue me demander si je n’étais pas fiché S, en raison de mon parcours. Et elle m’a conté l’histoire de deux de ses anciennes élèves, qui avaient participé aux manifestations contre la loi El Khomri en 2016. Deux «gentilles filles, un peu hippies sur les bords». Contrôlées un jour à la gare de Lyon-Perrache, elles ont eu la surprise d’entendre la policière s’exclamer : «C’est la première fois que je contrôle deux fichées S d’un coup !» Aujourd’hui, c’est à elles que je pense, à leur avenir sans doute compromis par un engagement de jeunesse. Imaginons que demain ceux qui réclament l’internement des fichés S, et ils sont nombreux dans la classe politique, soient portés au pouvoir. Quel sera le sort de ces jeunes femmes ? Je voudrais tant qu’elles puissent toujours vivre au «pays des droits de l’homme»

Source: Libération.fr