L’aveu d’un meurtre minimisant l’implication des plus grands responsables saoudiens ne semble toutefois pas tout à fait bouclé. Les autorités du royaume sont d’accord sur «l’importance d’une enquête approfondie, transparente et dans un délai raisonnable», a expliqué la porte-parole américaine après la visite du secrétaire d’Etat, Mike Pompeo, à Riyad. Mais il n’est pas simple de faire revenir les Saoudiens sur leur position alors qu’ils s’emploient depuis quinze jours à nier les évidences qui les accusent.

Démembré à la scie

Silence officiel et black out total dans les médias ont été observés dès les premiers jours qui suivirent la disparition de Jamal Khashoggi le 2 octobre. Convoqué par le ministère turc des Affaires étrangères le 5, l’ambassadeur d’Arabie Saoudite à Ankara dit ignorer ce qu’est devenu le journaliste. Dans une première déclaration publique à l’agence Bloomberg, le prince héritier Mohammed ben Salmane (MBS) confirme et invite les autorités turques à «fouiller l’enceinte diplomatique».

Face aux dénégations saoudiennes, les responsables turcs commencent à orchestrer des fuites dans les journaux locaux, largement reprises par les médias internationaux, affirmant que Jamal Khashoggi a été tué dans le consulat et surtout comment. Les détails scabreux sur le meurtre suivi du démembrement à la scie du corps afin qu’il soit stocké dans des caisses sont repris, en particulier par les médias du Qatar qui se jettent sur l’aubaine pour dénoncer la «sauvagerie» des services de MBS. Les Saoudiens se mettent alors à crier au complot. Leur ministre de l’Intérieur condamne les «mensonges» des médias et leurs «accusations fantaisistes» à propos de l’ordre de liquidation de Khashoggi, affirmant «l’attachement du royaume aux principes et aux traditions et son respect des règles internationales». Une semaine après la disparition du journaliste, des images de vidéosurveillance, diffusées par des médias turcs, montrent l’arrivée à Istanbul d’un commando de 15 Saoudiens soupçonnés d’avoir conduit l’opération, ainsi que l’entrée d’un van dans le consulat le 2 octobre. Les Saoudiens continuent de soutenir que Khashoggi est reparti. Dans un discours, Erdogan en personne réclame des preuves en images de sa sortie du consulat et ironise quand les Saoudiens affirment que leurs caméras ne fonctionnaient pas ce jour-là : «Comme par hasard…» Sans pouvoir l’avouer publiquement – la pratique est contraire aux conventions diplomatiques -, il apparaît que les services turcs ont des enregistrements audio et vidéo montrant comment Jamal Khashoggi a été «interrogé, torturé puis tué» à l’intérieur du consulat, avant que son corps ne soit démembré. Ankara aurait partagé ces preuves avec Washington mais aussi avec Riyad.

La stratégie du «oops»

Sous la pression, l’Arabie Saoudite change d’attitude et se montre plus coopérative. Une délégation est dépêchée le week-end dernier à Ankara pour former une équipe d’enquête turco-saoudienne. Alors que l’ombre de MBS, le brutal prince héritier, plane sur l’ordre de liquidation du journaliste, son père, le roi Salmane, 82 ans, prend les choses en main. Dimanche, il s’entretient par téléphone avec Erdogan, exprimant la «solidité» des relations avec la Turquie. Il accélère la coopération dans l’enquête permettant la fouille du consulat. Le lendemain, il parle à Trump pour trouver un scénario de sortie, encore en négociation.

Reste à savoir comment la responsabilité de MBS, qui régit tout dans le royaume, peut être dégagée d’une opération planifiée et diabolique. «La stratégie du « oops » revient quand même à reconnaître la responsabilité saoudienne dans le meurtre de Khashoggi», note sur Twitter Sarah Leah Whitson, chargée du Moyen Orient chez Human Rights Watch : «Mais qui MBS va-t-il jeter sous les roues du bus pour couvrir son crime ?»

Libération